Guerre de l’information : « Il manque un réseau social européen »

Dans cet entretien pour L'Express, Bruno Breton, PDG de Bloom, évoque sa mission, chamboulée par la guerre en Ukraine et l’avènement de l’intelligence artificielle.

Bruno Breton, le PDG de Bloom, la start-up française spécialiste de l’analyse des réseaux sociaux, évoque sa mission, chamboulée par la guerre en Ukraine et l’avènement de l’intelligence artificielle.

Retrouvez cette interview sur le le site de L’Express

Au même titre que l’air, la mer, la terre et l’espace, le cyber figure aujourd’hui comme l’une des sphères d’affrontement entre grandes puissances mondiales. La start-up française Bloom se distingue dans ce domaine grâce à son analyse des réseaux sociaux (Twitter, TikTok, Telegram…), lui permettant de détecter les manipulations de l’information et les stratégies d’influence qui y sont menées. Preuve de son expertise, elle vient d’être sélectionnée par l’Otan afin de participer à son prochain grand exercice militaire, le Bold Quest, qui aura lieu en septembre prochain aux États-Unis.

« Nous allons déployer Bloom sur des réseaux de simulations de plateformes sociales, représentatives de l’écosystème mondial de la guerre informationnelle », explique Bruno Breton, son dirigeant. Ce dernier décrypte également auprès de L’Express la nette évolution de son travail depuis le début de la guerre en Ukraine, suivi par l’avènement de l’intelligence artificielle générative comme puissant outil de déstabilisation. Pas plus tard que lundi, la diffusion d’une fausse image d’une explosion au Pentagone, le QG du département de la Défense américain, a provoqué une brève chute des marchés financiers.

Comment la guerre de l’information sur les réseaux sociaux s’est-elle transformée avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie ?

Bruno Breton : Cet évènement a contribué à une meilleure anticipation de la menace. A rendre la traque des « signaux faibles » incontournable afin de « prébunker » des actes malveillants. A la différence de « débunker », qui consiste à corriger un élément de désinformation, il s’agit ici de couper l’herbe sous le pied de l’agresseur, ou du moins de se préparer à ce qu’il envisage, en divulguant ses intentions et en le corrigeant avant même que sa désinformation ne prenne de l’ampleur. Un peu à la manière des autorités américaines, au tout début de la guerre, qui ont immédiatement transmis au grand public des renseignements cruciaux sur les motivations de Vladimir Poutine.

« La stratégie de l’Ukraine sur les réseaux sociaux a permis de contrer très efficacement le narratif russe »

 

L’Ukraine en avait également livré une brillante illustration. Sa stratégie sur les réseaux sociaux, pensée au lendemain de la guerre de 2014 et de la perte de la Crimée, a permis de contrer très efficacement le narratif russe aux premiers jours de l’offensive, à l’image de la supposée volonté de dénazification de son territoire. Les soldats ukrainiens sont par ailleurs très friands de TikTok. Le Kremlin, lui, a axé son effort de propagande sur les pays européens voisins, y compris après la fermeture de Russia Today (RT) et de Sputnik.

Le nombre de comptes associés à ces canaux de propagande sur les réseaux sociaux a ainsi doublé en six mois, passant selon notre analyse de 350 000 à 700 000. Bloom est donc beaucoup sollicité depuis le début de la guerre, pour comprendre les dynamiques d’influence et proposer des stratégies de riposte ou d’intervention. La France, par exemple, compte « hyper-exister » en mettant en avant sa culture, ses valeurs, sa vision du monde, de la démocratie.

Ce tournant offensif est notamment perceptible sur le continent africain, face à un groupe de mercenaires liés à la Russie comme Wagner, dont nous avions révélé la montée en puissance il y a trois ans. L’histoire du « vrai faux » charnier au Mali, immédiatement dénoncé par les autorités françaises, et relayé par les grands médias d’information fiables, est un exemple de cette volonté de répliquer extrêmement rapidement, sur la base de premiers éléments collectés très tôt sur les réseaux sociaux. Les entreprises s’y mettent également, car certaines voient leur cote boursière fragilisée par des fake news et des raids numériques.

Vous dites que l’anticipation repose sur la détection de « signaux faibles ». Comment les repérer ?

Bruno Breton : Nous utilisons une technologie qui s’appelle l’inférence sociale. Elle consiste à scruter les contenus des réseaux sociaux comme Facebook, Twitter, TikTok, Telegram ou encore VKontakte (le Facebook russe) de lien en lien (partages, commentaires, likes…). Et ce, indépendamment des mots-clés, qui ont tendance à limiter l’identification à de simples bulles, ou à ne pas être correctement détectés en raison de « l’algospeak », à savoir les mots employés pour contourner les algorithmes de modération des grandes plateformes (« Seggs » est un exemple notoire, pour éviter de dire le mot « sexe », NDLR). Ce qui permet aussi à des communautés d’avancer sous les radars. Notre méthode permet de remonter efficacement aux sources d’une tentative de désinformation et de mettre au jour des écosystèmes. Puis, nous analysons leurs publications, leurs thématiques fortes, et les risques associés.

Quelles méthodes sont utilisées par les propagandistes des régimes autoritaires ?

Bruno Breton : Ils testent beaucoup. Notamment dans les sections « commentaires ». Avec bien souvent des petits comptes, ils réagissent à des publications d’actualité auxquelles ils s’opposent et observent les résultats. Les meilleures répliques ou idées inspirent ensuite elles-mêmes des posts, des images, des vidéos destinées à être relayées le plus largement possible. C’est ce qu’on appelle dans notre jargon la stratégie des variants informationnels.

« Les antivaccins, les pro-Poutine et les climatosceptiques sont, dans 50 à 60 % des cas, les mêmes comptes sur Twitter »

 

 

A un moment, à la suite de nombreux tests, un contenu va bien s’adapter à une communauté cible et s’y propager facilement. Ensuite, ce n’est jamais très subtil. Il y a des récurrences dans certains propos, parfois issus de « fermes à trolls ». Les antivaccins, les pro-Poutine et les climatosceptiques sont, dans 50 à 60 % des cas, les mêmes comptes sur Twitter. Enfin, il y a des stratégies bien identifiées selon les pays. Pour la Russie, les éléments de déstabilisation se situent dans une logique de confrontation. Les Chinois vont plutôt privilégier la compétition, avec la proposition de modèles alternatifs. Des États du Moyen-Orient se sont quant à eux distingués par l’utilisation de robots pour saturer les réseaux, les radicaliser.

Le récent boom de l’Intelligence artificielle (IA) générative permet-il de multiplier ces expériences ?

Bruno Breton : Oui, tous ces phénomènes de désinformation, de manipulation et de radicalisation se sophistiquent avec l’IA. Un simple va texte va pouvoir alimenter plusieurs dizaines d’images différentes. Nous investissons actuellement des centaines de milliers d’euros afin de développer des outils de détection de fausses personnes. Nous nous appuyons notamment sur l’analyse émotionnelle et la traduction, pas toujours parfaite, de ces IA pour les identifier en deux petites questions. Mais la riposte va indéniablement devenir plus compliquée pour les démocraties qui offrent, par nature, des espaces de paroles plus libres qu’ailleurs.

L’Europe, en particulier, a du souci à se faire. Aujourd’hui, toutes les grandes plateformes sont américaines, chinoises, voire russes. Il est dès lors très compliqué d’essayer de bâtir un modèle plus vertueux sans aucun support pour le promouvoir. Je pense, en définitive, que l’Europe manque de son propre réseau social. Or, deux tendances dominent en ce moment. Une diminution de la modération, comme sur Twitter, qui a bouleversé sa méthode de vérification des comptes. Et une augmentation des taux d’engagements avec TikTok, dont les contenus vidéo offrent des possibilités de manipulation exacerbées par rapport à une simple photo ou à du texte, et sont faciles à partager vers d’autres réseaux sociaux. Il faut le rappeler : ces espaces offrent, à ce jour, le meilleur rapport qualité-prix afin de déstabiliser un pays ou une entreprise. Et ça ne semble pas près de s’arrêter.

Retrouvez cette interview sur le le site de L’Express